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[15.06.2023 / Publié en février 2024, dans le N°867, de la Revue Défense Nationale ] Dans le contexte de la dématérialisation croissante de notre société, le concept de guerre a évolué au-delà du champ de bataille traditionnel. Le numérique a permis aux belligérants et à leur soutien d’amener l’ex-territorialisation des conflits et leur omnidirectionnalité à niveau encore jamais atteint. Il n’y a plus de distinction entre ce qui est ou n’est pas un champ de bataille. Tout comme il est difficile de définir si un pays qui fait l’objet d’attaques cybernétiques liées à un conflit en cours en devient implicitement un belligérant. L’espace numérique technologique, qui sert de lien entre les espaces naturels et sociaux de notre monde physique et son pendant numérique, est devenu un champ de bataille majeur. Les lieux d’échanges sociaux, la politique, l’économie, la culture et la psychologie sont également autant les armes que la cible d’une guerre cognitive, qui a pour objectif la conquête de notre cerveau.
Cette guerre cognitive se joue, en partie, au niveau de la conquête des opinions, de l’amplification de nos incertitudes, ou encore de la fragilisation du lien de confiance envers les institutions. Quelle que soit notre opinion ou notre religion, nous sommes pris en otages, pris à partie, pris à témoin ou encore désignés coupables. On pourrait penser qu’il suffit de tout éteindre pour se déconnecter d’un conflit… Cela ne sera pas suffisant, les guerres ne s’invitent pas que sur nos écrans, que ça soit sur ceux de nos smartphones ou de nos télévisions, mais elles s’invitent aussi parfois dans nos rues, où elle vient ancrer sa dimension traumatique, relayée mille fois déjà sur les médias sociaux. On peut se demander si ces prises de position, ces opinions, ces émotions que suscite l’horreur de ces situations que l’on dénonce nous appartiennent vraiment, ou, est-ce que ce sont juste l’aboutissement de stratégies guerrières modernes…
C’est dans cet espace « hors du périmètre physique du conflit » que les adversaires déploient des efforts considérables pour se battre, en utilisant des outils et des tactiques numériques plutôt que des armes traditionnelles. «Un thème abordé aussi dans « Unrestricted Warfare« , un ouvrage publié en 1999 par Qiao Liang et Wang Xiangsui, deux colonels de l’armée chinoise, lequel abordait propose des tactiques pour compenser leur infériorité militaire dans une guerre de haute technologie. Les stratégies suggérées dans ce livre comprenaient déjà le piratage de sites web, le ciblage d’institutions financières, l’utilisation des médias et la conduite d’une guerre urbaine. Bien que l’ouvrage ait fait l’objet de critiques, il est intéressant de faire un parallèle entre certaines des idées qui y sont développées et le contexte actuel de l’utilisation des plateformes sociales et des cyberattaques dans le cadre de la guerre que mène la Russie contre l’Ukraine.
Guerre cognitive et stratégie d’influence
Les plateformes sociales sont devenues le nouveau champ de bataille de la guerre de l’information et de la guerre psychologique. Les gouvernements et leurs forces armées, dont leurs « branches cyber » utilisent de plus en plus des « unités d’opérations d’information » et des « unités d’opérations psychologiques » pour influencer l’opinion publique, respectivement la perception d’un conflit et/ou les motivations supposées des belligérants. Sur ce nouveau théâtre d’opérations, les plateformes de réseaux sociaux servent d’instruments d’influence et de manipulation.
La relation asymétrique qui existe au niveau des réseaux sociaux est un facteur critique dans cette nouvelle forme de guerre. Par exemple, la plateforme chinoise TikTok offre (théoriquement) un accès à des milliards de smartphones dans le monde. Cependant, les pays occidentaux n’ont pas le même type « d’accès » à la population chinoise, pour qui l’accès aux plateformes sociales américaines est restreint. Il en va de même en Russie. Si on la met en abime avec les régimes autoritaires, qui interdisent à leurs citoyens d’utiliser des services de réseautage social étrangers, Il y a une réelle asymétrie en termes de potentiel d’influence avec les régimes démocratiques où la liberté d’expression permet aux pays non démocratiques d’influencer les opinions occidentales.
En effet, si les sociétés démocratiques valorisent et protègent la liberté d’expression, cette ouverture peut être exploitée par la Russie pour diffuser de la désinformation et distiller le doute au sein des populations européennes sur le bien-fondé du soutien à l’Ukraine. L’utilisation des plateformes sociales à des fins d’influence et les cyberattaques visant à perturber les services et à instiller la peur représentent un défi de taille pour les sociétés démocratiques. La récente « opération Doppelgänger » dénoncée par la France est aussi un exemple qui illustre bien cette notion de guerre sans restriction dont l’utilisation du champ informationnel représente un espace de prédilection pour la diffusion de fausses informations. Cette opération de désinformation qui s’est appuyée dans un premier sur de faux sites miroirs de grands médias nationaux ou d’institutions gouvernementales a visé des médias en France et dans neuf autres pays d’Europe, d’Amérique et du Moyen-Orient. L’objectif était de mener une campagne de désinformation d’ampleur contre l’opinion française. Une seconde phase de l’opération Doppelgänge comprend la production de dessins animés anti-Zelensky ou de narratifs prorusses, relayés notamment par des sites aux noms à consonance française. De faux comptes ont été créés sur les réseaux sociaux, principalement Facebook et Twitter, pour partager ces fausses informations. La France à accusé des ambassades et de centres culturels russes d’avoir relayé et amplifié cette campagne de désinformation.
Les cyberattaques : La nouvelle arme de prédilection
Les cyberattaques sont devenues un outil courant dans l’arsenal de la guerre sans restriction. Un exemple récent qui illustre bien le concept est celui des attaques DDoS (attaque par déni de service) contre les sites web du gouvernement suisse et d’autres dans le courant du mois de juin 2023, par un groupe de pirates informatiques Noname057(16), un des groupes prorusses les plus actifs dans ce domaine, qui pour renforcer sa capacité de nuisance, s’appuie sur DDosia Project, un modèle de cyberattaque participatif, basé la mise à disposition d’un logiciel permettant de participer aux attaques par déni de service sans nécessiter de connaissance technique et d’être rémunérés pour leur participation. Le groupe a réussi à rendre inaccessibles plusieurs dizaines de sites web (50 au minimum), dont des sites gouvernementaux fédéraux suisses, dont le site du Parlement Suisse, du Département militaire (DDPS), de l’Office fédéral de la police (Fedpol), du Département fédéral de justice et police (DFJP) des sites d’administrations cantonales de plusieurs villes, mais aussi les Chemins de fer fédéraux suisses (CFF-SBB), l’aéroport international de Genève, d’autres aéroports ou aérodromes suisses, ou encore ceux de l’Association des Banquiers Privés Suisses (ABPS), de Genève place financière, et de l’Association Suisse des Banques (ASB), entre autres. Leurs attaques étant ensuite listées dans leur canal Telegram. Ces attaques ont coïncidé avec l’adoption par la Suisse d’un nouveau train de sanctions de l’UE contre la Russie et avec les préparatifs d’un discours vidéo du président ukrainien Volodymyr Zelenskiy. Le but de ce type d’attaque n’est pas de voler des données, mais de rendre l’accès au service impossible en l’inondant de requêtes (un peu comme si on ajoutait subitement 100000 voitures sur l’autoroute entre Genève et Lausanne à une heure de pointe).

(CyberTracker 23 — May 2023 — cyberknow.medium.com/update-23-2023-russia-ukraine-war-cybertracker-may-03-efeb21056713)
Outre les attaques DDoS, des attaques par Ransomware ont également été utilisées pour cibler des entreprises et des organisations gouvernementales suisses. Les attaquants ont publié des données sensibles sur le darkweb, dont le caractère stratégique de certaines de données est à même de mettre en danger le modèle économique ou la capacité concurrentielle des entreprises concernées.
La ligne de front cybernétique dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine
La guerre actuelle que la Russie mène contre l’Ukraine est un exemple concret de la manière dont le concept de guerre sans restriction peut s’appliquer à l’ère numérique. Les groupes identifiés comme prorusses sont à l’heure actuelle plus nombreux que ceux identifiés comme groupes pro-ukrainiens, et ils améliorent autant leurs capacités que l’intensité de leurs attaques en dehors des limites du champ militaire opérationnel classique pour, selon toute vraisemblance, répondre à une dynamique du conflit sur son théâtre physique ou le gouvernement russe semble peiner à atteindre les objectifs militaires qu’il s’est fixés. Ces groupes se tournent de plus en plus vers la cybercriminalité, avec le soutien implicite et, dans certains cas, opérationnel, du gouvernement russe, ce qui ne peut qu’améliorer encore leurs capacités d’attaque. Fragiliser et affaiblir la dynamique et le potentiel économique d’un pays rentre tout à fait dans le concept de guerre sans restriction.
D’un autre côté, les groupes pro-Ukraine sont moins nombreux, néanmoins l’IT Army Ukraine fédère en son sein différents courants et, à ce titre, compte un grand nombre de personnes susceptibles de soutenir l’Ukraine dans des activités hacktivistes ou de cyberattaques. De nombreux groupes affiliés aux Anonymous opérèrent aussi en soutien à l’Ukraine dans le cadre de ce conflit sur d’autres cibles, mais ne s’en prennent pas exclusivement à la Russie. Nonobstant, les ressources cybernétiques citées telles que IT Army Ukraine ou les Anonymous n’ont pas, à ma connaissance, vocation à protéger les infrastructures informatiques des pays européens.
Souveraineté numérique et cybersécurité
La prévalence croissante des cyberattaques souligne l’importance de la souveraineté numérique pour toutes les nations. La souveraineté numérique fait référence à la capacité d’un pays à contrôler son propre espace numérique, y compris ses données, son infrastructure numérique et ses services numériques. Cela inclut la capacité à protéger son espace numérique contre les menaces extérieures, telles que les cyberattaques à large spectre auxquelles nous faisons face actuellement. Être « souverain numériquement » signifie aussi qu’il faut être en mesure de se remettre rapidement des attaques et d’en minimiser l’impact. Ce qui implique l’élaboration d’un plan solide de réponse aux incidents et l’investissement dans les technologies et les compétences en matière de cybersécurité.
Le concept de « Cloud souverain » s’inscrit dans cette notion plus large de souveraineté numérique. La cybersécurité nécessite une approche à plusieurs niveaux, combinant des mesures techniques avec des initiatives juridiques, organisationnelles et éducatives. L’importance de cette capacité de résilience face aux cyberattaques qui peuvent menée contre les infrastructures régaliennes ne semble pas faire partie des considérations, du moins de manière explicite de « l’Étude d’opportunités pour un cloud souverain » parue en mai 2023, sur mandat de la Conférence latine des directrices et directeurs cantonaux du numérique.
Développer autant notre capacité de résilience que notre niveau d’éducation
Le concept de guerre sans restriction a trouvé un nouveau souffle à l’ère numérique. L’utilisation des plateformes sociales pour la guerre cognitive et les cyberattaques comme arme de choix soulignent la nécessité de mesures de cybersécurité solides et d’une bonne maîtrise de l’information. Alors que le champ de bataille continue d’évoluer hors de ses limites physiques, nos stratégies de défense et de résilience doivent elles aussi évoluer. D’autant plus que ce champ de bataille doit être compris aussi par rapport à des enjeux de guerre économique. La guerre actuelle entre la Russie et l’Ukraine nous envoie un signal fort sur les réalités de cette « nouvelle » forme de guerre et la nécessité d’une stratégie proactive (et non juste réactive) d’une adaptation constante face à l’évolution des menaces. L’augmentation des cyberattaques, notamment des attaques DDoS, montre clairement que la souveraineté numérique, y compris la notion de « Cloud souverain », doit inclure une résilience contre ces types d’attaques. Elle nous rappelle également que la cybersécurité et la lutte contre la désinformation sont des défis complexes qui nécessitent une approche globale et multicouche, dont l’éducation est un des piliers centraux et prioritaires.
À titre d’exemple, l’Estonie a utilisé efficacement l’éducation aux médias comme outil de sécurité nationale pour lutter contre la désinformation. À la suite d’une campagne de désinformation et d’une cyberattaque en 2007, l’Estonie est devenue un leader en matière de cybersécurité et a mis en place une éducation aux médias de la maternelle au lycée, avec notamment un cours obligatoire de 35 heures sur les médias et l’influence pour élèves de 10e année. L’approche de l’Estonie en matière d’éducation aux médias est globale : elle intègre l’éducation aux médias dans différentes matières et laisse aux écoles une certaine marge de manœuvre pour atteindre les normes éducatives nationales.
Tant la littératie numérique, celle touchant à la cybersécurité que celle informationnelle, sont devenues des enjeux démocratiques fondamentaux, tant pour préserver notre démocratie que pour faire des choix démocratiques éclairés sur le futur de la transformation numérique de notre société.
Stéphane Koch
Vice-président d’ImmuniWeb SA
A global provider of web, mobile and API Application Security Testing (AST) and Attack Surface Management (ASM).