[Ecrit le 31.07.2006 – Ce texte a été publié dans le magasine « Presse & Communication » ainsi que dans la Revue Nationale de Défense en France] La guerre est partout, elle crève les écrans de télévision, gronde dans les radios et ensanglante les journaux. Elle s’introduit dans les emails, et dans les téléphones mobiles… Elle prend le Net d’assaut, envahit la « blogosphère » et se propage dans les forums de discussions. Quelle que soit notre opinion ou notre religion, nous sommes pris en otages, pris à partie, pris à témoin ou encore désignés coupables. On pourrait penser qu’il suffit de tout éteindre pour se déconnecter du conflit… Cela ne sera pas suffisant, la guerre s’est aussi invitée dans la rue, où elle vient crier sa douleur. On peut se demander si ces prises de position, ces opinions, ces émotions que suscite l’horreur de la situation nous appartiennent vraiment ou est-ce ces appels à la paix font partie de la stratégie guerrière moderne ?
Ces dernières décennies, la nature des conflits a subi de profondes mutations. De guerres conventionnelles (guerres symétriques), opposant des forces armées classiques, appartenant à des Etats, on est passé à des « guerres asymétriques », opposant des groupes armés à des nations, dans un rapport du « faible au fort ». Le terrorisme étant un des exemples qui illustrent le mieux cette asymétrie du conflit. Les hostilités entre Israël et le Hezbollah, sur sol libanais, sont quant à elles représentatives d’une mutation de ces guerres asymétriques en des « guerres hors limites ». Par « limites », il faut intégrer tous les types de limites que pourrait avoir l’exercice d’un conflit, qu’elles soient exprimées en termes de limites géographiques, spirituelles, techniques, morales ou économiques. Le théâtre des opérations ne se restreint pas au « champ de bataille », il est polymorphe et omnidirectionnel. Il combine les actions militaires avec les actions menées au niveau économique, juridique, politique, diplomatique, etc. dans les zones de paix. Il s’étend en fonction du potentiel de résultats, à l’intérieur de ses propres lignes, sur les lignes alliées ou jusque derrière les lignes ennemies, au sein des populations. Le seul élément ayant une réelle importance est la finalité, autrement dit la victoire, quels que soient les moyens à mettre en oeuvre pour y arriver. La tactique de la guerre hors limite vise à exploiter les valeurs fondamentales qui régissent nos sociétés, (humanité, société, culture, haine, amour, conscience) tout en les vidant de leur sens pour en conserver uniquement le potentiel stratégique et leur pouvoir d’influence. Le « choix » du Liban comme champ de manoeuvres repose sur la stratégie du conflit par Etat interposé (Proxy War), celle-ci permettant à des puissances tierces de régler leurs différends en évitant ainsi une confrontation directe et les pertes humaines et économiques massives qui en résulteraient. Un des objectifs de la guerre sans limites est aussi d’affaiblir la capacité offensive et défensive d’un pays en le forçant à gérer plusieurs fronts simultanément, donc à diviser ses forces. Une guerre sans conventions La tactique du Hezbollah est significative de cette « guerre hors limites » (dont le concept a été développé par les stratèges chinois dans les années nonante, pour faire face à la montée en puissance des Etats-Unis). Si l’on devait faire un parallèle entre les objectifs respectifs des belligérants, on pourrait dire que les Israéliens se battent pour obtenir avant tout des succès militaires sur le terrain afin de sécuriser leurs frontières, et que les pertes civiles en sont les conséquences immédiates, sans pour autant être un objectif. Alors que le Hezbollah se bat avant tout pour obtenir des succès à l’extérieur du champ militaire, mais en se servant des événements survenant sur celui-ci pour intervenir dans les medias des pays occidentaux et arabes, ainsi que sur Internet, les pertes civiles étant utiles à l’acquisition de l’opinion. Pour réaliser cet objectif, le mouvement Chiite a mis en oeuvre une stratégie qui vise à camoufler ses forces au sein des infrastructures et des populations civiles. Ensuite, depuis ces emplacements (civils), il va lancer des attaques contre Tsahal, et tirer des roquettes sur des cibles civiles sur territoire israélien, sachant pertinemment que l’armée israélienne identifiera l’origine des tirs et répondra en bombardant leurs positions – desquelles le Hezbollah se sera déjà retiré pour ouvrir un nouveau 1 front ailleurs. De cette manière, le Hezbollah se sert de la puissance de son adversaire pour son propre avantage, et ce, au détriment des nombreuses victimes civiles sacrifiées sur les champs de la guerre de l’opinion. Cette guerre-là, il semble qu’Israël l’a déjà perdue, et ceci à cause même de sa supériorité militaire, financière et technologique. Cette puissance qui lui assure son existence est à l’origine de sa défaite médiatique. L’accumulation des victimes civiles, les images et la souffrance sans fin des femmes et des enfants libanais ont eu raison de la raison. Il est en effet difficilement envisageable pour quiconque de trouver une légitimité à la souffrance des innocents… Qu’ils finissent martyrs ou non… Néanmoins, il faut être conscient que le basculement de l’opinion – négatif envers Israël – qui s’est produit au fils des jours est le résultat d’une stratégie savamment orchestrée, à laquelle les opinions occidentales ont indirectement participé. …Et ce n’est pas parce que les opinions et les perceptions changent, que les doctrines, les idéologies et les valeurs prônées par les belligérants changent… Cyber-citoyen ou cyber-soldat ? Nous sommes devenus, sans le savoir, les nouveaux soldats de ces « guerres sans limites » que se livrent les belligérants sur le terrain de nos perceptions. Le drame libanais a réveillé nos consciences, et l’information reçue au travers des différents médias a forgé nos convictions. La plupart des gens construisent leur système de croyances (au sens sociologique) en fonction de la manière dont ils perçoivent la réalité, mais nul besoin de remonter aux philosophes antiques pour comprendre que cette réalité est, somme toute, assez subjective ; de cette subjectivité se nourrissent les belligérants. Instrumentalisés dans cette guerre de l’information, nous collaborons inconsciemment à la dynamique de ce conflit dont les champs de batailles s’affichent sur nos écrans. Ne serait-ce qu’en signant une pétition on-line ou en faisant suivre un email de soutien ou une présentation PowerPoint. Parfois même, il se peut que notre nom se retrouve dans une liste de distribution, faisant croire à ses destinataires que nous avons « choisi » notre camp… Il est intéressant de noter que le Hezbollah ou ses sympathisants communiquent sur des modes culturels et se servent de symboliques, avec lesquelles ils sont, culturellement et idéologiquement, en totale contradiction. A l’ère de la guerre du sens Sur le Net, la bataille fait rage, on ne compte plus les pétitions en faveur d’un cessé le feu ou contre l’intervention israélienne, les vidéos qui dénoncent ou celles qui accusent. Le nombre de billets postés sur des blogs et les commentaires qui les suivent a explosé ces dix derniers jours. Internet est bombardé d’images, même Google Earth a été pris d’assaut, des cartes géographiques téléchargeables sont mises à disposition des internautes sur la toile, elles représentent les zones bombardées par Tsahal ou les emplacements des aéroports civils et militaires israéliens. Le web s’est non seulement fait la caisse de résonance du conflit, mais il est devenu l’espace de stockage, de partage et de diffusion des armes de désinformation massives (quel que soit le camp). On assiste à une guerre du sens, dont les armes sont les mots, et les images. Il est difficile de faire face : Les moteurs de recherches indexent une partie seulement de l’information produite, avec pour conséquences que les résultats qu’ils retourneront aux visiteurs ne seront pas représentatifs de la réalité. Tout un chacun relaie des informations en y appliquant pour tout contrôle le filtre de ses convictions personnelles. Il est aussi quasiment impossible de définir avec précision la date d’un document ou d’un élément graphique, les images d’enfants blessés ou morts étant l’un des axes de communication majeur des personnes en opposition avec l’intervention israélienne (à travers des campagnes d’emails, des présentations animées de type PowerPoint, des blogs ou par le biais de sites de partage d’images et de vidéos). Dès lors, comment savoir si l’image choisie ne provient pas d’un autre conflit, d’un accident ou d’un habile montage (ce qui ne remet pas en cause l’authenticité de l’atrocité d’un certain nombre d’images circulant numériquement) ? Stratégies militaires et société civile Cette « cyber-armée » sans commandement ni leader charismatique, dont l’unité se fait sur le message et selon des modes d’organisation spontanés, est représentative d’une autre stratégie 2 inspirée aux militaires par les modes fonctionnement et d’organisation des fourmis et des abeilles : « essaimage » (Swarming) on pourrait en définir le concept par une force attaquant un ennemi de différentes directions et puis se regroupant. Les aspects importants du Swarming étant : mobilité, communication, autonomie d’unité et coordination / synchronisation. Vu sous cet angle, la société de l’information et son mode de mise en réseau représentent un terrain favorable à la mise en relation des individus et des savoirs. Nul besoin de préparer ou d’organiser, c’est la théorie du chaos qui s’applique au modèle, il suffit de déclancher une action pour que celle-ci devient un élément autonome, dont la portée pourra être planétaire. Bien qu’Israël ait conservé sa capacité à intervenir dans la sphère des médias traditionnels, on constate avec étonnement qu’il semble avoir pris un certain retard, sur les axes numériques de la guerre de l’information. Il y a bien eu quelques envois massifs de SMS aux détenteurs libanais de téléphones mobiles, les enjoignant à quitter les régions des bombardements ou essayant de dénigrer le Hezbollah (en plus des largages traditionnels de tracts d’information et de propagande destinés à la population libanaise). Mais, à l’heure actuelle, les mouvements les plus actifs leur sont majoritairement négatifs. Cette guerre psychologique ne se situe pas seulement à la surface du web, mais elle se déroule aussi au niveau de ses infrastructures : fin juin, suite à l’intervention de l’armée israélienne au sud de la bande de GAZA, dans le cadre de l’opération « pluie d’automne ». Un groupe marocain de cyber-activistes (Team Evil) a détourné les pages d’accueil de plus de 750 sites Web israéliens (ce qui n’est pas sans rappeler l’affaire des caricatures de Mahomet où plusieurs milliers de sites Web danois avaient été « défigurés »). Une chance pour le journalisme de retrouver ses lettres de noblesse ? Dans un conflit tel que celui-ci, le contexte de la situation, le danger et la valeur stratégique que revêt l’information la rendent beaucoup plus difficile d’accès. Mais ce n’est pas pour cela qu’elle semble occuper moins d’espace dans nos médias. Ce qui est inquiétant, c’est qu’en opposition à l’augmentation du volume, les sources crédibles, elles, semblent se raréfier. Le traitement de l’information est fait dans une urgence, où la concurrence entre les médias prendra parfois le pas sur la recherche de la vérité. Il n’est pas fréquent que les images ou les témoignages affichés sur nos écrans soient documentés (date et heure de la prise, contexte, auteurs). Si on ne possède pas la grille de lecture nécessaire, l’image peut avoir pour effet de transformer un témoignage quelconque en une source crédible. La prise de contrôle des médias par l’économie de marché, et la rentabilité forcée de ceux-ci, a rendu d’autant plus difficile le travail des journalistes – lesquels sont sujets à des contraintes temporelles et organisationnelles. Le poids des images et la force du témoignage Le mardi 18 juillet, au soir, lors du « CNN’s Anderson Cooper 360 », Nic Robertson, correspondant à l’international de la chaîne, dévoilait à la face du monde l’horreur des frappes israéliennes sur les immeubles d’un quartier populaire libanais sous contrôle du Hezbollah… Le reporter, ne ménageant pas sa peine, traversait les ruines au pas de course en haletant et en faisant croire aux téléspectateurs à l’imminence d’une nouvelle pluie de bombes. Impression que venaient renforcer les propos de son interlocuteur, Hussein Nabulsi, responsable des relations de presse du Hezbollah : Robertson : « Vous redoutez une nouvelle frappe aérienne à tout moment ? » Nabulsi : « Bien sûr !!! Bien sûr !!! », Robertson : « C’est dangereux ici ? » Nabulsi, de lâcher dans un souffle : « C’est très dangereux !!! C’est l’endroit le plus dangereux…! Au moment le plus dangereux… ! », Et Robertson de surenchérir, d’une voix tremblante : « Et c’est des bâtiments civils… ». Ce type de manipulation médiatique a été mise en lumière quelques jours plus tard par un autre reporter de CNN, Anderson Cooper. Celui-ci a expliqué de quelle manière le Hezbollah imposait certaines prises de vues et en interdisait d’autres, le travail des journalistes étant sous la surveillance constante des membres du groupe religieux. Suite au travail de Cooper, Robertson a reconnu que son reportage avait été orienté par le Hezbollah. dix dernières années. On est passé de lecteur, à producteur et acteur. L’absorption sociologique 3 de ce changement n’a pas encore eu le temps de se faire. Est encore ancré dans l’inconscient collectif une certaine perception de l’information et du rôle que celle-ci doit ou est supposée remplir. Peu à peu les nouveaux repères, filtres et comportements liés à la production et à l’utilisation de l’information commencent à prendre place au sein de nos sociétés, réduisant, un peu, le fossé entre ceux qui maîtrisent les technologies de l’information et ceux qui consomment celle-ci. Au regard de cet article, on pourrait considérer que les gens font preuve de naïveté à l’encontre des stratégies d’influence qu’on leur applique. Mais il semble que cela soit aussi un signe positif par rapport à un idéal de société ; que ce machiavélisme extrême dont se nourrissent ces stratégies reste hors de la conscience de la majorité des citoyens, et que leur capacité de mobilisation pour défendre des valeurs fondamentales reste intacte. Est-ce que ce ne sont pas, au final, les faiblesses d’une démocratie qui sont à l’origine de sa force ? Fondateur d’intelligentzia.net et Chargé de cours à l’Ecole de Guerre Economique de Paris, Stéphane Koch, est spécialisé dans les domaines de la communication et de l’influence. [Ecrit le 31.07.2006] Ce texte a été publié dans le magasine « Presse & Communication » ainsi que dans la Revue Nationale de Défense en France |